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Un blog qui tente de pousser l'art des miscellanées aux limites du possible : de l'écriture à la lecture, de la politique à la musique, de la critique à la galéjade, du partage à la mauvaise humeur.

L'affaire du Rat Kanibal

Illustration de Nadine Loones

Illustration de Nadine Loones

Comme chacun sait, personne n'est plus désagréable à l'éditeur que l'écrivain. Aussi, la sagesse consiste peut-être bien pour celui-ci à s'en passer. Pour la plus part d'entre nous cette résolution nous coûte peu : nous ne sommes pas de la chair à éditeurs.

Aussi je me propose de vous livrer ici L'affaire du Rat Kanibal - sombre histoire à rebondissements, vous allez voir ! - premier des quatre tomes de ma tétralogie à moi - provisoirement intitulée Suite jurassienne.

L’Affaire du Rat kanibal

 

 « Le point-virgule atteste un plaisir de penser » 

 

Jacques Drillon Traité de la ponctuation française, Gallimard, 1991

 

 

#Brouillard & Évaporation

 

Mademoiselle Guilleminette Grisbouillon, plantée devant la vitrine du marchand de cartes postales anciennes, serrait sur une poitrine inexistante un sac à main de toile cirée de couleur moutarde… 

En réalité était-elle bien là, ou ailleurs, cette Grisbouillon qui n’était peut-être bien qu’apparence ?

 

Donc admettons que mademoiselle Grisbouillon attendait l’arrivée du chat qui chaque matin, précisément à huit heures trente-trois minutes, s’installait sur un étalage afin d’observer l’agitation humaine. Il en redescendait à huit heures et cinquante-huit. Ce matin l’animal était en retard de douze minutes mais mademoiselle Grisbouillon ne paraissait pas particulièrement affectée par l’évènement. L’inactualité féline, à vrai dire, ne l’intéressait guère, car elle ne se poster pas là pour admirer le prétentieux palmipède mais parce qu’il lui servait d’alarme : en effet dès qu’il retombait dans son bac à merde, elle quittait les lieux et se dirigeait vers le siège de La Grosse Collectivité, qu’elle rejoignait ainsi à neuf heures précises, afin d’y demeurer sept heures et cinquante-trois minutes, conformément à la réglementation du travail en vigueur dans cette administration locale.

Mademoiselle Grisbouillon, pleinement satisfaite de son emploi au service des affaires courantes classées (SACC), s’y rendait chaque jour avec une ponctualité qu’une autre qu’elle-même eût qualifiée d’heureuse.

Une fois non accomplies les tâches pour lesquelles elle était rémunérée et primée, elle regagnait son domicile, dans une totale absence d’humeur, précédée et suivie d’une tenace odeur d’oignons frits. 

Or, ce matin-là, la boutique de cartes postales était toujours fermée à neuf heures moins trois, et le chat aussi. Mademoiselle Grisbouillon consultait régulièrement un gros oignon de métal argenté. À neuves heures moins deux elle quitta son poste d’observation, traversa l’esplanade qui la séparait de La Grosse Collectivité et se planta devant la porte automatique qui refusa de s’ouvrir. 

Surveillé par la gent soldatesque comme nombre de bâtiments publics, l’Hôtel de La Grosse Collectivité était inaccessible, même au plus zélé des fonctionnaires. 

Trois soldats patrouillant à proximité, ayant été attirés par une mystérieuse odeur d’oignons pourris, se dirigèrent vers la demoiselle. L’un d’eux, qui frisait les deux mètres d’altitude, se pinça le nez pour aborder la demoiselle.

« Madame, Sentinelle ! Il est interdit d’approcher de cet établissement, dit l’homme, un peu antillais sur les bords, qui semblait être le chef de patrouille.

– Je ne m’appelle pas Sentinelle. Grisbouillon c’est mon nom et ça, c’est mon travail, répond-elle en montrant d’un doigt en croche l’imposant bâtiment en forme de paquebot.

– Il n’y pas de travail aujourd’hui, c’est comme un dimanche, informe le sous-officier avant de protéger ses narines à l’aide d’un mouchoir. 

– Oui, nous sommes le mardi 1er novembre, précise le plus petit de ses collègues…

– … 2016, complète le troisième soldat, un individu de taille moyenne à la peau bronzée.

– Mardi, c’est travail répond Grisbouillon.

– Non, aujourd’hui c’est Toussaint. Alors on fait cimetière, tarte au boudin chez mémé et partie de crapette à quatre heures, reprend le chef de meute.

– Ya pas de mémé, ya pas de boudin aux pommes, ya pas de crapette à quatre heures, répond lentement Grisbouillon en sortant son oignon d’une poche, qui indiquait neuve heures et deux minutes ; et je suis en retard.

– Rangez ce truc, ça pue ! gueule le bronzé.

– Ça ne pue pas, ça, dit-elle en agitant sa tocante sous les yeux des soldats.

Puis elle sortit de son autre poche un gros oignon brun de peau et déclara : c’est ça qui pue !

– Oh putain ! hurlent les trois biffins en reculant.

– Madame dégagez immédiatement, vous et vos merdes, ordonne l’antillais, ou je tire ! C’est de la légitime défense ; je gagne à tous les coups. Devant n’importe quel tribunal ! Même à La Haye !

 

Mademoiselle Grisbouillon remballa ses ustensiles. Puis elle tourna lentement une tête coiffée de cheveux raides et gras vers la boutique du marchand de cartes postales, espérant encore voir le rideau de fer levé et le chat passer une patte derrière son oreille. 

Rien. 

Elle qui ne pensait jamais pensa : « c’est peut-être dimanche ». 

Alors, imperceptiblement, elle fit pivoter son corps engoncé dans un manteau de bâche cuit par les ans. Les biffins, qui s’étaient éloignés de quelques mètres, la tenaient en joue. Tendue vers une absence de but, la femme dirigea corps et vêture à petits pas mous, du côté de la place de l’Amiral Lanclume. Elle s’arrêta un instant, sorti un kleenex, se baissa lentement, essuya le trottoir où traînaient des restes de sandwich, replia le mouchoir et le remis dans sa poche.

– Et ya pas de cimetière, ajoute Guilleminette Grisbouillon dans un souffle.

Elle fit une nouvelle pause pendant laquelle ils crurent qu’elle s’abîmait dans l’admiration du bronze de l’amiral Lanclume. Ce qui pouvait se concevoir car il avait fière allure le hardi marin, perché sur son cheval cabré !

 

Une tristesse abrutie émanait de cette place déserte, désertée comme l’était toute la ville, lassée de cet état d’urgence que les autorités prolongeaient de mois en mois. Même en cette région satisfaite de ses peurs, soumise à toutes les tutelles, avide de rudoiement, adorant les défroques nationalistes et l’ordre  l’ancien comme le nouveau – la population commençait à regimber : abandonnant les rues aux fous et aux soldats, elle se renfermait à l’abri des façades à colombages de ses maisons inconfortables.

À l’arrêt de bus, nul bus. Sur le boulevard du Mur des Fédérés de rares autos passaient, dans un chuintement qui étonnait l’oreille, désormais accoutumée au silence. Pas de piétons non plus sur les trottoirs. À perte de vue, le désert. Ça sentait la fumée froide et le malt. Et l’oignon aussi. Pourri.

Grisbouillon se retourna lentement pour observer les soldats.

« C’est quoi cette sorcière, demande le plus petit des soldats ?

– Je ne sais pas répond, l’antillais, mais on applique la procédure.

– Elle n’a pas l’air très menaçante… remarque le bronzé de taille moyenne.

– Et la ceinture d’explosif ? Ça ne se voit pas sous un manteau aussi moche, réplique le petit soldat. On a vu des gamines de vingt grammes faire sauter tout un marché.

– C’est peut-être un leurre, elle nous attire, et hop, ses complices… pendant ce temps-là, y font péter la Cathédrale, imagine le moyen soldat ! 

–– Tu crois qu’elle va se bouger le cul ?

– C’est pas gagné…

– Faut rentrer chez vous, braille le caporal-chef !

 

« Chez moi, s’interroge Grisbouillon, où ça ? »

Une série de souvenirs traversa ce qui lui tenait lieu de cervelle : Chalvignac, les prés parsemés de pâquerettes au printemps, les vaches paisibles qui la regardaient passer sur le chemin de l’école, les rats repus rotant dans la paille tiède de leurs clapiers, les bords de l’Allier, la mer à Maguelonne, les bateaux-mouches sur la Seine. 

Il lui revint même le visage inconnu de son frère Abel, le petit dernier, si blond si beau dans son berceau. Il lui revint la popularité joyeuse d’Absalon, son père ; c’était avant ce jour funeste où il entra dans l’église de Salers. Il lui revint… 

Alors, sans couleur et sans bruit, sans forme non plus, enveloppe flétrie, inexistante peut-être, mademoiselle Grisbouillon s’enfonça dans le tenace brouillard qui baignait la ville. 

On ne la revit jamais.

 

Le jeudi 10 novembre, Édouard Lepleuthre, directeur des Affaires Courantes, attendait l’agente Grisbouillon pour son entretien annuel d’évaluation. Ne la voyant pas venir – en traînant son corps las, bras droit comme en écharpe, tête penchée vers la moquette –, il s’en fut vers le bureau de la demoiselle à contrecœur. C’est alors qu’il se fit la remarque que l’odeur d’oignon, baignant habituellement le couloir, s’était estompée jusqu’à devenir presque imperceptible. Il s’inquiéta. (Encore que ce verbe transitif du premier groupe soit impropre en la circonstance : Lepleuthre ne ressentait en cet instant qu’un lâche soulagement.) Il se réjouit à l’idée d’échapper à cet entretien car après bien des années d’observation, il ne savait toujours pas si cette femme était un véritable légume ou une manipulatrice.

Ayant dûment constaté l’absence de Grisbouillon, Lepleuthre appela le directeur des ressources humaines pour l’en informer.

 

Celui-ci ne parut pas surpris et prit les dispositions administratives d’usage.

 

 

#Couleuvrines & Mâchicoulis

 

On ne pouvait plus entrer nulle part sans avoir au préalable vidé son intimité sous le regard ennuyé d’un nervi obséquieux. 

La haute dame, qui ne cachait plus son exaspération, remballa ses bricoles dans le cabas de toile bariolée lui tenant lieu de sac à main et s’engouffra dans le tambour en ronchonnant.

Elle ne supportait plus cette obsession sécuritaire.

Dans le hall de marbre, trois hôtesses d’accueil d’âges divers, caquetaient en chœur derrière le buffet. L’une d’elle, qui semblait être la cheffe, prodigua à la visiteuse une feuille A5 où figurait l’itinéraire qu’il lui faudrait emprunter si elle désirait vraiment atteindre le bureau d’Hector Bugot-Latour : « ascenseur B, couloir impair, moquette bleue, passer le secteur Hippocampe, traverser la passerelle, secteur Lapin puis secteur Hiboux et enfin secteur Grenouille ; là, retraverser la passerelle, prendre le couloir pair, moquette verte, secteur Grand hamster »

« Et si tout va bien le bureau 2178A s’y trouve, et monsieur Bugot-Latour itou, ajoute la dame en souriant professionnellement.»

 

Après vingt minutes d’errance dans des corridors déserts Guéménée Roufflat-Quêt faisait face à monsieur Hector Bugot-Latour, cadre administratif en charge de fonctions imprécises au Service des Affaires Courantes Urgentes (SACU).

Une désagréable impression se dégageait du bonhomme, vêtu comme un hipster geek imberbe : jean, Stan Smith et chemise à carreaux. À son arrivée, il n’avait pas bougé de son siège. Il la contemplait d’un air narquois, bras calés sur ses accoudoirs, œil narquois oscillant de Roufflat-Quêt à son écran, une main posée sur le clavier, l’autre sur la souris.

– Donc vous n’aviez pas remarqué que mademoiselle Grisbouillon manquait à l’appel depuis deux semaines presque pétantes ? demande l’inspecteure-stagiaire.

– Puisque je vous dis que son bureau est au fond du couloir, à cent mètres d’ici à vol d’oiseau et que je ne travaille pas avec elle ! Pourquoi voulez-vous que je m’inquiète de cette bonne femme rétorque Bugot-Latour ?

Roufflat-Quêt était plantée devant le bureau du fonctionnaire. Il ne l’avait toujours pas prié de s’asseoir. Tandis qu’il parlait, il cliquait et recliquait. Et défilaient sur l’écran des trucs qu’elle ne parvenait pas à voir. 

 

Chaque matin, afin de se mettre en condition, Hector ouvrait ses favoris d’internet, se précipitait sur le site Châteaux & Demeures de Prestige et faisait ses emplettes virtuelles. Il avait un faible pour les maisons classiques : XVIIIème siècle, façades parfaitement ordonnancées, pilastres, symétrie, jardins à la française, parquets à la Hongroise, bergères Louis XV. Mais il ne détestait pas un bon gros château fort, bien rustique, équipé de mâchicoulis, échauguettes et couleuvrines, qui sent la vache et le moisi, au fin fond d’une Auvergne abandonnée.

« En plus elle pue l’oignon frit, précise Hector.

– Vous lui parlez, de temps en temps, quand vous la croisez dans le couloir, non ?

– Elle ne sort jamais de son bouge ! Elle passe toutes ses journées plantée devant sa bécane, le dos courbé, le nez en avant, les mains sur les genoux, à regarder son écran en murmurant des incantations…

– Comment le savez-vous ?

– Je l’ai vu…

– Ah !

– En allant aux toilettes. Je passe devant son bureau. »

Roufflat-Quêt eut le sentiment qu’en dépit de la mauvaise volonté du gars, son enquête allait progresser. Un frisson d’aise lui parcourut l’échine, elle s’ébroua. 

« Donc vous l’observez et vous savez ce qu’elle fait. C’est la preuve : Uno que vous êtes au courant de sa présence ou non au bureau, Deuzio que vous me mentez.

– Ce qu’elle ne fait pas, au bureau, soupire Hector.

– …?, interroge l’inspecteure.

Il s’énerve :

– Oui ! Elle ne fout rien, elle glande ; ce légume  est là parce qu’on n’en veut pas dans les autres services. Et que mon chef accueille tous les incasables pour avoir une Grande Direction ! Qu’elle soit là ou pas c’est kif-kif.

– Vous ne l’aimez pas. Ça aggrave votre cas mon bon monsieur…

– Je ne suis pas votre bon monsieur, madame. Je ne suis d’ailleurs pas bon du tout, j’ai autre chose à faire de ma vie…

– N’empêche…

– Et je ne vous mens pas : je m’en fous de cette mémère, tout simplement ! Je n’ai déjà pas assez de temps pour m’occuper de ceux qui m’intéressent, alors la Grisbouillon… Je ne suis pas un philanthrope.

 

Dans sa contemplation névrotique des châteaux à vendre, Bugot-Latour aimait percevoir en fond de paysage, presque hors champ, les parcelles de vie de ces gens qui se séparent de leur belles demeures : le panier de légumes sur la table de la cuisine, le grand-père en uniforme de capitaine de dragons dans son cadre de bois doré, la table dressée pour le repas, le linge, un jouet qui traîne, les bottes de caoutchouc dans le hall d’entrée, un radiateur électrique qui raconte qu’on ne peut pas chauffer ces grandes baraques, une brouette, un tuyau d’arrosage abandonnés, une chaise de fer rouillée, le chien qui se masse l’échine sur la pelouse, le reflet d’un vieux monsieur triste dans un miroir... Au-delà du décor, apprêté pour créer le désir d’acheter, les intimités perdurent, pathétiques. Tout cela l’émouvait. 

 

Roufflat-Quêt voulu reprendre un échange constructif, mais elle sentait bien qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre de cet ours mal léché qui tournait ses pages virtuelles sans se soucier d’elle.

« Je reviendrai, conclut la dame.

– Ce sera une joie de vous revoir. Je n’ai rien d’autre à faire, et votre conversation me passionne, ricane Hector.

– La vôtre aussi. 

Elle ramassa son sac à brols. En se penchant elle laissa voir un soutien-gorge en Denim qui gonflait ses seins trop petits.

 

Tous ces châteaux, ces demeures de rêve, ces opportunités à saisir, ces propriétés d’exception, ces biens rarissimes, ça lui fout le bourdon. S’il n’était obligé de travailler pour gagner sa vie, Hector aimerait faire le tour de France et rencontrer ces propriétaires qui vendent leurs maisons de famille. Les interroger. Comprendre ce qui les pousse à quitter ces lieux bénis, ces doux jardins, ces alcôves revêtues de soieries, ces parcs profonds et leurs boulingrins soigneusement tondus. Il aimerait écrire un livre sur la manière dont ces héritiers vivent cette séparation, rompent avec les générations qui ont voulu, construit, conservé vaille que vaille ces demeures, qui y vécurent croyant à l’éternité de leur destin. 

Hector se souvenait avec amertume qu’un jour, au cœur des déchirures familiales, lui aussi avait dû quitter ces lieux.

« Au fait, remarque Hector Bugot-Latour, Guéméné, c’est un prénom de mec.

 Guéméné-eu, précise Guéménée.

 

– Ou d’andouillette…

#Radicale & FakeBook

 

Dents blanches et bite en proue, Président applaudissait aux temps présents. Tout lui souriait, les choses, les évènements, les gens, et même Cocotte. La beauté de son destin nourrissait en lui un optimisme agressif assez proche de la crétinerie. 

L’ambiance était joyeuse en ce jeudi 1er décembre. Le brouillard s’était enfin dissipé, un frais soleil d’automne éclairait la verrière du grand hall où une bande musicale diffusait en sourdine la troisième symphonie de Carl Nielsen en vue d’apaiser les esprits nerveux. 

Hier soir, Président avait participé à l’inauguration du marché de Noël, en compagnie de l’ensemble des autorités civiles, militaires et religieuses et d’un ministrion prometteur aux convictions philosophiques confuses. Le marché de Noël était la manifestation annuelle majeure de la capitale locale. Il avait été maintenu malgré les risques terroristes, mais, eu égard aux évènements, les festivités de démarrage revêtaient cette année une tonalité toute particulière : en effet Enrico Macias, Rika Zaraï, et Catherine Lara avaient fait le déplacement pour entonner la Marseillaise sur le parvis de la Grande Mosquée, accompagnés par les Chœurs de l’Armée Rouge. « #Si ça c’est pas œcuménique, je veux bien qu’on me les coupe ! » avait tweeté le maire. Président avait profité de ce bel évènement pour toucher un mot de ses projets d’envergure nationale au frétillant ministrion de la Chose ambigüe. Celui-ci l’avait écouté avec un vif intérêt, en souriant de toutes ses dents, et promit d’en parler à sa femme, dès qu’elle aurait terminé son interview inappropriée pour Gala. S’imaginant futur sous-secrétaire d’État, Président barbotait dans la béatitude. Il fonça bille en tête dans le tambour d’entrée et se précipita sur les trois dames qui gloussaient au comptoir pour leur claquer la bise. Riant à grand gosier, il les complimenta, secoua vigoureusement la main du chauffeur qui l’attendaient, héla un vice-président qui tentait de traverser le hall discrètement. Puis il s’en fut prendre l’ascenseur, un peu trop à l’étroit dans son costume satiné de chez Brice.

 

Hector Bugot-Latour, en retard comme d’habitude, s’y trouvait.

« Hé, salut Hector ! Comment vas-tu ? On ne se voit plus depuis quelques temps, dis-moi ?

– C’est plutôt toi qu’on ne voit plus depuis ton élection, répond Hector.

– Oui, ça occupe, tu peux me croire. Mais je ne suis pas mécontent d’être enfin à ma vraie place ! Aux manettes. Dis donc, c’est vrai cette histoire, la nana, comment déjà, Trifouillette Machin, disparue depuis deux semaines… ?

– Ben oui, mais qu’est-ce vous avez tous à m’interroger à propos de cette bonne femme ! Je la connais à peine, s’insurge Hector.

– Elle est dans ton service.

– Non, pas mon service… Mais j’ai un directeur, il la connait mieux que moi, si quelqu’un peut t’en parler c’est bien lui…

L’ascenseur arrivait au deuxième étage, Hector sortit.

– On en reparle, hein, lui lance Président, gai comme un pinson.

 

Au quatrième et dernier étage, Président était attendu pour le premier d’une de ces longues suites de rendez-vous qui font le charme de la fonction. Le sort de Guilleminette Grisbouillon ne devait être évoqué qu’en marge d’une réunion consacrée aux ressources humaines, c’est-à-dire à la meilleure manière de se débarrasser du plus grand nombre possible d’agents, à commencer par les contractuels, nonobstant leurs mérites. Les directeurs rescapés de la dernière épuration attendaient autour de la table, pianotant sur leurs divers claviers en silence. 

Édouard Lepleuthre avait déposé ses deux smartphones devant lui, ainsi qu’un ordinateur, et passait fébrilement de l’un à l’autre. Il semblait particulièrement anxieux.

Se doute-t-il de quelque chose ? s’interrogeait Adolphin[1] Des Aulnes, le directeur des ressources humaines, en baissant la tête pour éviter le regard de Lepleuthre qui ne cherchait pas à cacher son inquiétude.

Quand arriva son temps de parole, Adolphin commença en se félicitant d’avoir déjà bien œuvré : 127 contractuels passés à la trappe en moins de huit jours ! Il nous reste encore quelques petits ajustements à opérer du côté des cadres dirigeants, précisa-t-il en aparté à Président, mais cela ira vite.

 

Le programme d’économies de fonctionnement touchait à sa fin, on ne savait plus quel service essorer. Quant au budget d’investissement, il avait quasiment disparu alors que de nouvelles sources de dépenses se profilaient à l’horizon, à commencer par l’érection de portiques anti-terroristes ultra sécurisés sur l’ensemble du territoire : dans les collèges et les casernes de pompiers, les crèches, les services des eaux, les toilettes publiques, les restaurants administratifs, sur les routes et les sentiers pédestres, les canaux et écluses, les passages à crapauds, le tout étant connecté à FakeBook, et relié en direct et en permanence à l’ensemble des terminaux des agents, sommés pour le coup d’ajouter à leurs activités habituelles, une nouvelle fonction : la « veille citoyenne et participative », c’est-à-dire le flicage de tous par tout le monde.

La Loi du 7 juillet « pour la sauvegarde de la République et la tranquillité des populations », votée sans barguigner par l’Assemblée et le Sénat réunis à Versailles « dans l’esprit du 11 janvier », autorisait toutes les collectivités locales à recourir à la délation, encourageait vivement cette pratique de salubrité publique auprès de la population et en organisait les moyens, notamment financiers (au moyen d’une nouvelle taxe sur les boulons)[2].

Vint le moment d’évoquer l’affaire Grisbouillon. Le sujet passionnait moyennement les fonctionnaires réunis autour de Président. « Allez, on s’occupe en vitesse de Grasbouillette, dit celui-ci en rigolant à pleines dents, j’ai faim. »

S’agissant de l’une de ses agentes, Édouard Lepleuthre s’apprêtait à prendre la parole. Après avoir recueilli d’un coup d’œil l’assentiment de Cocotte, sise à distance, Président leva le bras en sa direction et secoua sa main de droite à gauche pour lui intimer le silence. 

Dès lors, Augustin Lasbignolles, directeur général des services pensa pouvoir s’imposer.

« Donc, commence-t-il… »

Mais Adolphin Des Aulnes leva timidement le bras. Rond petit bonhomme, rose, chauve et mal nippé, Adolphin était si glabre et imberbe que même sa mère n’avait jamais su s’il était blond brun ou rouquin. Il arrivait que son aspect physique impressionnât les assemblées. Le DGS s’interrompit, tourna un regard interrogateur vers Cocotte puis vers Président.

« Il me semble, dit Adolphin d’une voix menue, il me semble que c’est à-à-à moi de-de… »

Cocotte acquiesça d’un coup de menton et replongea dans Twitter.

« Bon, et ben je t’écoute, dit Président.

– Elle, elle a disparu, susurre Adolphin, la po-police enquê-quête, elle interroge ses collègues.

– On sait… et ils n’ont rien à dire sur cette affaire.

– Non-non !

– Bien.

– Nous avons don-donc veillé à ce que sa paye du mois de novembre ne soit pas versée. Nous-nous avons également informé la CA-CAF, la sécu-curité sociale et le co-comité d’entreprise.

– Et le CHSCT ? interroge Lasbignolles essayant de reprendre la main.

– Également, monsieur le directeur, ainsi que les hopi-pitaux et les pom-pompes funèbres.

– Parce qu’il va falloir faire désinfecter son bureau… précise le DGS.

– Le laboratoire d’analyse vétérinaire s’en charge. Cependant, continue Adolphin…

Au bout de la table, Cocotte s’impatientait :

– On ne va quand même pas passer une heure sur le sujet !

Mais Adolphin ne voulait pas lâcher, car il désirait que l’on reconnût sa  maîtrise parfaite du dossier Grisbouillon. Une maîtrise qui ne venait pas de rien. Car…

 

Chaque soir, solitaire et puceau, Adolphin Des Aulnes regagnait gentiment une résidence sise sur le boulevard des Trois-Glorieuses, baptisée « Au bonheur du Jour ». 

Là, fermant portes et volets, il se calfeutrait dans son petit appartement. Il entamait alors une studieuse soirée par un verre de Porto, bu à petites gorgées pour n’être pas pompette, et lisait les gazettes sur internet. Il ne faisait pas que lire les gazettes… Il cherchait, recensait, compilait. 

Ces deux dernières semaines, Adolphin s’était concentré sur le cas Grisbouillon. Il avait épluché toutes les non-informations disponibles sur le compte de cette personne falote et superflue : ses non-abonnements sur Orange, Twitter, Grinder, Instagram, Améli, Tinder, FakeBook, Meetic, LinkedIn, Periscope, Cofinoga, Tumblr, Viadéo, Darty, Copains d’Avant… ses non-connexions sur les sites du Monde, de Libé, Science & Vie, l’Est Agricole et Viticole, Pèlerin Magazine, Dabiq Déco, l’Écho du Bas-Berry, La Redoute, Têtu… à peine avait-il rencontré quelques occurrences sur GénéaNet dont elle n’était naturellement pas l’auteuse…

Adolphin avait consulté les sites « inviolables » de la Banque de France et de la Direction générale des impôts, son compte en banque au Crédit Avicole, son Livret de Caisse d’épargne où végètent les 5 francs offerts par le Conseil Général du Rhône lors de l’obtention de son CAP. 

Rien n’avait pu lui échapper. Il savait TOUT sur elle. Il avait ainsi établi une conviction, solidement étayée par ses trouvailles nocturnes, quant à Grisbouillon et ses œuvres.

 

Adolphin se lança :

– Monsieur le Président, mademoiselle Guilleminette[3] Grisbouillon s’est ra-ra-radicalisée. Toute seule. Sur internet !

Cocotte sursauta.

Président pouffa.

Lasbignolles s’étouffa et recracha son café froid.

 

– Adolphin, reprend Président, transmet tes notes à la Direction des Affaires Confidentielles Classifiées (DACC), et vous tous : bouches cousues.

 

[1] Prénom inconnu du calendrier. Wikipédia mentionne une Marie-Adolphine Dierkx canonisée par Jean-Paul II en 2000 au prétexte qu’elle fut décapitée par un certain Yu-Hsien.

[2] La Loi SRTP, comme on le jargonne aujourd’hui, fut accueillie avec enthousiasme dans les campagnes, les faubourgs, les villes petites et les métropolitaines, car elle rappelait le bon vieux temps.

[3] Guilleminette, ce prénom, peu usité de nos jours, a pour origine le prénom Wilhelmineuth porté par la fille bâtarde d’un chevalier teutonique, qui s’en alla conquérir la Lituanie en 1337 à la tête d’une armée de douze-cent papous, bien qu’elle fût femme et pucelle. À l’issue de la bataille de la Stréva, Wilhelmineuth, fut scalpée par ses papous à l’occasion d’obscures querelles syndicales, puis capturée par des résistants lituaniens réfugiés dans leurs forêts profondes. Atteinte de la peste noire, Wilhelmineuth – qui entretemps avait francisé son nom dans l’espoir de passer pour une femme délicate – accomplit quelques miracles tels l’invention de la cuisinière à bois double combustion qui lui valut l’estime rétrospective des lituaniens (et un premier accessit au Concours Lépine), et la transmutation du beurre en vaseline. Guilleminette fut canonisée au bénéfice du doute, en 1955 par Pie XII.  On lui doit une opérette marseillaise en trois actes « Les Papous de la Canebière », musique de Vincent Scotto. Source : Wikipédia, 6ème édition – Tome huitième, page 1402 - Landerneau 1540

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