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Un blog qui tente de pousser l'art des miscellanées aux limites du possible : de l'écriture à la lecture, de la politique à la musique, de la critique à la galéjade, du partage à la mauvaise humeur.

Jaune Van Gogh

Courte nouvelle écrite, elle aussi, pour un concours - qui fut apparement annulé - le thème en étant "le vin jaune" (du Jura, pour les ignorants). On demandait  4 000 signes maxi, ce qui me semble trop court - on n'a pas le temps d'installer une atmosphère. Bon voilà...

– La première fois que j’en ai bu, c’était en Provence. Au Paradou.

– Original…

– Je ne l’ai pas fait exprès. En fait on avait passé la soirée à picoler du rosé tiède, on n’y voyait plus très clair, surtout au fond de la cave. Il n’y avait pas d’électricité. Nicolas et Quentin étaient descendus chercher une bouteille avec la frontale pendant qu’on terminait le cubi de Mas de la Dame.

Anne-Sophie respira profondément, le nez penché sur son verre vide. La magie opérait encore. C’est comme un grand whisky, pensa-t-elle, tu peux en retrouver l’odeur au fond du godet le lendemain… elle reprit :

– Bref, quand ils sont remontés de la cave, j’étais avec Marie en train de sortir la poche de rosé du carton pour récolter les dernières gouttes. C’est dire si on avait soif.

Nicolas tenait en mains une bouteille bizarre, plus petite que les autres, trapue comme un maillet de bois. Je n’en avais jamais vu. Quand il l’a posée sur la table, on s’est rendu compte qu’elle ne portait pas d’étiquette. Elle était cachetée de cire jaune, mais anonyme.

– Eh, mais c’est quoi, ce flacon, demande Marie ? Vous n’avez pas l’intention de nous faire boire ça ?

– Ben ça doit être du vin, c’était au milieu des autres bouteilles, s’étonne Quentin. On va la goûter.

– Ça peut tout aussi bien être de l’eau de Javel ou de l’huile de ricin… s’inquiète Jean-Claude.

– On ne risque rien à l’ouvrir.

– Qu’elle te pète à la gueule, s’esclaffe Marianne !

– Qu’elle prenne feu ; avec une dégaine pareille, il faut s’attendre à tout. C’est peut-être un cocktail Molotov avorté, précise Patrick qui est ingénieur, et super intelligent.

– Moi, propose Marie, je veux bien l’ouvrir.

– Avec ce que t’as bu, et maladroite comme t’es, tu vas te blesser avec le tire-bouchon, c’est pas sérieux, déclare Gaby, qui n’a pas l’habitude qu’on lui désobéisse.

– Bon, ben moi, je vais me terminer à la bière, c’est plus prudent conclue Jean-Claude. Qui en veut ?

La petite bouteille demeura sur la table et l’on en parla plus.

Le lendemain, Anne-Sophie se leva tard. Les autres avaient presque terminé leur déjeuner quand elle les rejoignit sur la terrasse abritée par un toit de tuiles romaines. Les moustiques étaient toujours là.

La curieuse petite bouteille aussi, cernée par les pots de confitures d’orange. Ils terminèrent leur déjeuner, puis vaquèrent à leurs occupations sucrées de vacanciers : qui la plage, qui les Baux, qui la fraîcheur d’une chambre aux volets clos.

Le soir ils dînèrent joyeusement et firent des photos aux yeux rouges et aux joues brillantes. La table était encombrée de tellines, tomates mozzarella, gigot d’agneau au barbecue, pichets de rosé. L’étrange petite bouteille bronzée et pataude, abandonnée, trônait sur la table dans l’indifférence générale. Le lendemain il en fut de même, et tout le restant de la semaine.

– J’étais fascinée par cette intruse, se souvient Anne-Sophie. J’avais l’impression que mes amis esquivaient la question, faisaient semblant de ne pas la voir, avaient décidé, une bonne fois pour toute que cette bouteille de verre ambrée N’EXISTAIT PAS. On débarrassait la table, on ôtait la nappe, on la réinstallait : la chose demeurait à sa place, contournée par les objets du quotidien et les cerveaux en roue libre.

Le Mas de la Dame coulait à flot, ni meilleur ni pire qu’un autre rosé de Provence, seulement auréolé du prestige supposé que lui valait le pédigrée des propriétaires du cru ; au même titre que l’Huile d’Olive du Château d’Estoublon des Dames de Mogador.

Juillet se dirigeait vers sa fin, perclus d’orages et de brumes maritimes. Nicolas et Quentin furent les premiers à partir : ils rejoignaient des potes à Sitges. Quentin ne put s’empêcher de faire une nouvelle blague en montant dans la voiture :

– Hé, Marianne, tu ne devrais pas laisser traîner cette relique plus longtemps, j’ai peur qu’on te la vole !

– Ça ne risque pas, hurle notre hôtesse : si vous, les soiffards, vous ne l’avez pas entamée, elle ne risque rien !

– Va savoir… Rien n’est acquis.

Poussière de sarriette, les cannes hautes et sèches au bord du chemin de terre, l’eau du canal qui débaroule des Alpilles pour inonder la petite vigne incongrue, plantée de Riesling par le père de Marianne, les cigales intangibles, le cagnard de l’après-midi, le pastis dès six heures, les tellines, insipides mais indispensables au rituel, les cageots de melons, les pêches blettes, l’accent du midi qui flotte dans l’air… Et cette bouteille qui s’imposait comme le mystère de l’année 2006…

Anne-Sophie replonge le nez dans son verre : les effluves de pierre brute tapissent ses narines, notamment cette pointe terreuse que certains définissent par facilité comme une odeur de noix. Elle, ne cherche pas à retrouver des arômes convenus, pas plus qu’elle ne grignote du Comté comme les touristes pour sublimer son goût. « Par pitié ce vin se suffit à lui-même », soupire Anne-Sophie.

– Jean-Claude a fait ses valises le dimanche matin. Il ne supportait plus de forcer sa nature dépressive au Midi. Il détestait le soleil et la Méditerranée qui, disait-il, pue le poisson pourri. Nous avons porté ses bagages jusqu’à sa Deux-Chevaux ; il suivait le cortège, les bras ballants, comme d’habitude. Marianne rangea le tout dans le coffre, à sa manière, à coup de pieds. Elle referma la portière sur lui après avoir pris la précaution de bloquer la petite fenêtre, côté conducteur en position haute. Jean-Claude tourna la clé et leva des yeux interrogateurs vers elle qui attendait le bon moment. Alors la bouteille râblée jaillit de la généreuse poitrine de Marianne :

– Tiens ! Cadeau !

– Nan ! J’en veux pas hurle Jean-Claude : c’est du poison ! Tu m’aimes pas, je le savais. 

« Adieu pour toujours.

Il embraya dans une puissante odeur d’huile chaude. La bouteille chut sur une racine de laurier tin.  Elle résista vaillamment au choc et se redressa seule sur son cul. Sur le coup personne n’y prit garde. J’ignore par quel moyen elle s’est retrouvée sur le comptoir de la cuisine…

– On appelle ça un clavelin, se souvient Anne-Sophie, les jurassiens ne peuvent rien faire comme tout le monde. Nous restions sept, chiffre magique : Marianne, Marie, Patrick et Gaby, leurs deux gosses insupportables et moi. La maison commençait à sentir le vide. Marianne ne faisait plus que trois « machines » par jour. Pour occuper le terrain et donner l’illusion que la saison n’était pas terminée, elle s’agitait au jardin calciné, courrait à Aix faire les courses : du PQ, du Fly Tox pour flinguer les frelons et des sacs poubelle de cent litres. 

« Allongée nue dans la piscine gonflable je lisais des livres de ménagères, ces lavasses qui ne nécessitent aucun lubrifiant : histoires d’amour sans suspens : sujet, verbe, complément, pas d mots qui dérangent... Ça repose des emmerdements du boulot. Pourtant je ne pouvais détacher mon esprit de cette BOUTEILLE… Des milliards de flacons tournoyant dans l’air peuplaient mes nuits sans sommeil, ils s’entrechoquaient dans une symphonie de sonnailles comtoises ; le long des combes les vaches broutaient du clavelin, le soir à l’étable elles pissaient, dans la moiteur du fumier fumant, un suc jaune d’ambre qui embaumait l’alentour d’un parfum tenace, presque tourbé ; parisienne et sans racines notoires, j’étais l’invitée d’une contrée que je n’avais jamais arpentée.

« Un matin, levée la première, j’ai empoigné la bouteille et l’ai déplacée sur le petit buffet de bois blanc où je l’ai cachée derrière une poterie de Vallauris. Au petit déjeuner, personne n’a remarqué son absence. La nappe tachée, les bols, le pot de lait, le pain frais, le beurre fondu, la cafetière : le désordre du Paradou régnait sans elle, définitivement oubliée…

« Et j’étais soulagée car cette bouteille, je la VOULAIS.

Patrick et Gaby quittèrent enfin la maison. Ils devaient déposer leurs gamins dans une « résidence de vacance » pour gosses de riches dans le Jura. Simple coïncidence que je traduisis en signe du destin. Tandis qu’ils entassaient leurs mômes et leurs malles dans leur Espace flambant neuf j’ai transporté le clavelin merveilleux dans ma chambre. Je l’ai enveloppé dans un T’shirt et collé le tout sous mon lit. Puis, les bras dans le dos comme une gamine qui a fait une bêtise, j’ai feint de m’intéresser à leurs préoccupations. Victor et Charlotte devaient prendre leurs quartiers à Château-Chalon, un bled perché sur un promontoire de cailloux secs qu’on pouvait apercevoir depuis la nationale, expliquaient-ils : c’est rassurant. Wikipédia en disait le plus grand bien, notamment au sujet d’une piquette locale, aux conditions de production compliquées. Pour moi, ignorante, le vin jaune, avec son voile de vieille levure, n’inspirait pas l’amour - pas plus que les larves de hannetons dont se régalent les amazoniens.

Anne-Sophie reprend :

– Finalement, tu sais ce que j’ai fait ? J’ai avalé un vieux whisky pour me donner du courage, puis je suis allée chercher un tire-bouchon – un sommelier, c’est tout ce qu’il y avait dans la cuisine –, et, de retour dans ma chambre j’ai brisé la cire et tiré le bouchon. Je n’ai pas tremblé, ni fébrile ni saoule. Le goulot a fait « flop » comme tous les goulots du monde, et j’ai immédiatement reconnu cette odeur qui prend au corps. Quand tu sens ça, tu crois l’avoir bu dès le berceau. Le vin était jaune, comme peint par Van Gogh, « clarté suprême de l’amour »... Tu bois les premières gouttes par petites lampées de chatte. Ça roule sur la langue, hésite à rejoindre le fond de gorge, c’est érotique et savant, âpre et langoureux. Tu te dis que c’est aussi un morceau de ta vie refoulé, un reliquat d’enfance compliquée ; une brassée de souvenirs qui remonte à la pomme d’Adam. Il te revient une chose qui traîne dans l’histoire familiale : ton père, celui que tu n’as pas revu depuis dix ans - car il faut bien vivre - est né à Quintigny. Le sang du terroir remplit tes veines, et tu te dis « ce n’est pas du vin, c’est ma terre. »

Ce premier verre, je l’ai bu cul-sec. À la santé de ma lignée.

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