Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Un blog qui tente de pousser l'art des miscellanées aux limites du possible : de l'écriture à la lecture, de la politique à la musique, de la critique à la galéjade, du partage à la mauvaise humeur.

Lettre ouverte à l'Auguste T. qui ne connait pas l'accusé de réception

J'avais acquis ces objets chez un bouquiniste il y quelques années en vue de ma retraite. J'en suis à La prisonnière...

J'avais acquis ces objets chez un bouquiniste il y quelques années en vue de ma retraite. J'en suis à La prisonnière...

Cher Augustin,

Cette nuit je me suis réveillé brusquement, saisi d’une angoisse insoutenable. En effet une évidence m’est apparue alors que – pour une fois depuis bien longtemps – je rêvais à quelqu’un d’autre qu’à cette Miss Kronavira dont le nom nous hante depuis la fin de l’année 2019. Une accorte alsacienne m’apparut, ronde dans tous les sens du terme, elle m’avait offert l’hospitalité sans poser de questions ; cela se passait dans une minoterie – eh oui – d’où l’on sortait des pains croûtés et odorants, et il se dégageait de cet endroit une douce confiance, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’habite plus nos vies d’aujourd’hui… Les draps, d’un blanc pur, dans lesquels j’avais dormi étaient à peine froissés, je ne me souviens pas si j’étais vêtu correctement – mes fringues de la veille – ou à poil. Peu importe, seule demeure la bienveillance de mon hôtesse qui m’interroge encore ce matin…

Cher Augustin, je suis des ces gens du commun, qui ne font jamais parler d’eux, car on parle peu dans vos médias de « ces gens » dont je suis, qui sont le magma dont notre société est mijotée, sa substance, ses fondements. J’habite un quartier singulier, une de ces rues bâtardes dont le côté pair est bourgeois, et le côté impair peuplé de ces « premiers de corvée » dont on découvre subitement l’existence, l’utilité, et la précarité, la misère physique, psychique, affective souvent, et surtout l’abnégation désabusée qu’on applaudit à vingt heures pour nous auto pardonner notre vergogne…

Puis-je le dire ? ces pauvres bougres attisent mes frayeurs de petit bourgeois, car en eux, hors d’eux, malgré eux, ils véhiculent notre peur postillonnée. Paradoxalement cette affaire les éloigne de moi, qui suis habituellement plus confiant, plus empathique envers mes semblables. Mais elle m’en rapproche aussi, car si loin si proche, je les observe au plus près, du lever du jour jusqu’aux applaudissements crépusculaires, et les retrouve en moi – si différents et si semblables.

Cher Augustin, je n’ai pas perdu le fil de mon propos ; je reviens maintenant à cette angoisse qui, d’un coup, interrompit mon sommeil retrouvé, fragile, soumis au désordre du pépiement émis par le moineau revenu chercher pitance sur mon balcon et dont j’avais oublié, comme vous, qu’il existait encore.

Non, ce qui m’a réveillé en sursaut, haletant et oppressé, ce n’était pas le sort du gentil pangolin, coupable des Vingt-deux Plaies de l’Univers, ni la cravate de travers du Président en mode mea culpa, ni la certitude qu’après six mois nos pontifes réintégreront leurs ornières libéralo-libérales et leurs poncifs, ni la perspective d’entendre monsieur R. de B. débiter des insanités, pas même la perspective de voir monsieur C.H. montrant son cul devant les caméras ; non, l’objet de mon trouble – oserais-je ? – c’est cette crainte insoutenable que vous, Augustin, ayez épuisé votre stock de personnalité.e.s chargé.e.s de vous nourrir quotidiennement de missives circonstancielles – toujours –, compassionnelles – parfois –, convenues – souvent –, d’autant que la ressource, comme la période, est incertaine : d’ici juillet 2021 ou 22, il va falloir en trouver des auteur.e.s, confirmé.e.s, adulé.e.s, et strictement conformes aux normes des éditeurs main stream !

Cher Augustin, vous l’avez compris, je suis de cette cohorte invisible, de cette armée des ombres qui veille et observe en silence, je suis de ces écriveurs qui chaque jour remettent l’ouvrage en route, souvent joyeusement, toujours mesurant l’inanité de leur travail, qui sont nombreux à avoir du talent et de la matière d’œuvre autrement plus vivace, utile et ragoûtante que ce que l’on nous vend à longueur de prix littéraires…

J’ai toujours écrit la vie des « gens d’ici », même si je savais que mon regard de nanti cultivé, informé, protégé, altère ma capacité d’appropriation de leur mécanique interne. Pourtant, de ma fenêtre je capte de multiples moments d’humanité, j’absorbe ce qui constitue la substantifique moelle de mon travail, ces corps jeunes ou vieux, brisés, contrefaits ou sveltes et triomphants dans la tenue de jogging, qui défilent dans la rue, auxquels j’attribue une biographie, des amours et des meurtrissures, des parties de pêche et des cuites dans les bars, des échappées clandestines, des rêves, et des destinées, des solitudes aussi, si minuscules qu’elles n’intéressent personne et auxquels j’accorde – deus ex machina – une âme, avec mes mots et mon style, loin, très loin du « confort intellectuel » des cénacles parisiens qui font Loi et Mode.

Et face aux hachélèmes qui construisent mon horizon, je rêvasse qu’un jour peut-être, il me sera possible de faire entendre ces cœurs battant discrètement à l’insu des futilités qui peuplent nos écrans.

Cher Augustin, veuillez pardonnez, si la chose est possible, mon intrusion dans votre confinement, et s’il vous plait, écoutez-nous.

Bien cordialement.

 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article